Affaire Sony c/ Datel
- Habbine Estelle Kim
- 29 oct. 2024
- 7 min de lecture
[PROPRIETE INTELLECTUELLE - LOGICIEL - JEU - PROGRAMME - DROIT EUROPEEN - DROIT D'AUTEUR - GAMEPLAY]

Dans l'affaire Sony c/ Datel, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a été invitée à se prononcer sur l'étendue de la protection des programmes d'ordinateur en vertu de la Directive 2009/24/CE. Le litige oppose Sony, titulaire de droits sur les consoles de jeux PlayStation, à la société Datel, qui développe et commercialise des logiciels et dispositifs accessoires permettant des modifications des jeux Sony, telles que l’ajout de « cheats » ou la suppression de restrictions de gameplay.
(CJUE 17 oct. 2024, Sony c/ Datel, aff. C-159/23)
FAITS
Sony est détenteur d'une licence exclusive pour la commercialisation de consoles de jeux PlayStation et de jeux associés sur le marché européen. Jusqu'en 2014, elle a commercialisait notamment la PlayStation Portable (PSP) et des jeux de PSP, dont le jeu « MotorStorm : Arctic Edge » (Jeu).
Datel développe, produit et distribue des logiciels, notamment des produits complémentaires aux consoles de jeux de Sony (add-on) offrant des outils de triche pour des jeux vidéo. Ces derniers incluent le logiciel « Action Replay » PSP et le dispositif « Tilt FX », qui, accompagné d'un logiciel éponyme, permet de commander la console PSP par des mouvements dans l'espace. Ces logiciels sont exclusivement compatibles avec les jeux originaux de Sony.
L'exécution du logiciel Action Replay PSP se réalise en connectant la console PSP à un ordinateur et en insérant une clé USB dans la console, laquelle permet de charger ce logiciel. Après le redémarrage de la console, l'utilisateur accède à un onglet supplémentaire intitulé « Action Replay » au sein de l'interface, qui propose des options de jeu non prévues par Sony à ce stade. Parmi ces options, en ce qui concerne le jeu en cause, figurent la possibilité de supprimer toutes les restrictions relatives à l'utilisation du mode « turbo » (booster) et l'accès non seulement à certains conducteurs, mais également à d'autres qui, en temps normal, ne deviennent disponibles qu'après avoir atteint un certain nombre de points.
S’agissant du Tilt FX, un capteur raccordé à la console PSP permet sa commande par des mouvements effectués dans l'espace. Pour son fonctionnement, il est également nécessaire d'insérer une clé USB dans la console. Ce faisant, un onglet supplémentaire dans l'interface, supprimant certaines restrictions, permet une utilisation illimitée du turbo relatif au Jeu.
Le logiciel de Datel est installé par l’utilisateur sur la console PSP et s’exécute simultanément avec le logiciel de Jeu. Il ne modifie ni ne reproduit le code objet, le code source, ni la structure interne et l’organisation du logiciel de Sony utilisé sur la console PSP. Il se limite à modifier temporairement le contenu des variables insérées par les jeux de Sony dans la mémoire vive de la console PSP, lesquelles sont utilisées durant l’exécution du Jeu, de sorte que ce dernier s'exécute sur la base de ces variables au contenu modifié.
PROCEDURE
Sony soutient que le logiciel de Datel porte atteinte à son droit exclusif de « transformation » de ses programmes (au sens de l’Article 4§1(b) de la Directive 2009/24/CE), en modifiant des variables en mémoire vive sans intervenir sur le code source ou le code objet des jeux protégés.
À ce titre, Sony a demandé la cessation de la commercialisation de ces appareils et logiciels, ainsi que la réparation du préjudice qu'elle prétend avoir subi.
Le tribunal régional de Hambourg en Allemagne, le Landgericht Hamburg, a partiellement fait droit aux demandes de Sony dans son jugement du 24 janvier 2012. Ce dernier a été réformé en appel par le tribunal régional supérieur de Hambourg en Allemagne, l’Oberlandesgericht Hamburg, qui a rejeté le recours de Sony dans son intégralité. La juridiction allemande de renvoi a été saisie d'un recours en révision contre l'arrêt de l'Oberlandesgericht Hamburg. Elle a estimé qu’il était nécessaire de savoir si l'utilisation des logiciels de Datel violait le droit exclusif de transformation d'un programme d'ordinateur, tel que prévu à l'article 69c(2), de l'UrhG, dont Sony est titulaire, impliquant l'interprétation de l'Article 1(b), de la Directive 2009/24. Dans ces conditions, la Cour fédérale de justice allemande (Bundesgerichtshof) a décidé de suspendre sa décision en attendant la réponse de la CJUE aux questions préjudicielles, laquelle a été rendue par arrêt le 17 octobre 2024 :
1. Si la modification des variables en mémoire vive par un logiciel tiers constitue une atteinte au droit de transformation d'un programme protégé.
Un programme exécuté simultanément avec le programme protégé pourrait modifier le contenu des « variables » que le programme protégé a enregistrées dans la mémoire vive de l'ordinateur et qu'il utilise lors de son exécution.
Dans l’interprétation d’une disposition du droit de l’Union, il convient de prendre en considération les termes de cette disposition, son contexte, les objectifs de la réglementation dont elle relève et, le cas échéant, de sa genèse (CJUE, 23.11.2023, C-260/22, point 22).
La Cour procède ainsi à l’examen de l’Article 1 de la Directive 2009/24 :
La protection accordée aux « programmes d’ordinateur » prévue par l’Article 1§1 de la Directive 2009/24 est étendue à « toute forme d’expression d’un programme d’ordinateur », à l’exception des idées et principes à la base de tout élément du programme.
L’Article 1§3 de la Directive 2009/24 dispose qu’un programme d’ordinateur est protégé s’il est « original », i.e. s’il constitue une création intellectuelle propre à son auteur. Aucun autre critère de protection n’est requis, y compris les travaux préparatoires de conception aboutissant au développement d’un programme, à condition qu’ils soient de nature à permettre la réalisation d’un tel programme à un stade ultérieur. La protection se limite ainsi à la création intellectuelle telle qu’elle se manifeste dans le texte du code source et du code objet, et, par conséquent, à l’expression littérale du programme d’ordinateur dans ces codes, qui représentent respectivement un ensemble d’instructions selon lesquelles l’ordinateur doit exécuter les tâches prévues par l’auteur du programme.
Les « formes d’expression » d’un programme d’ordinateur désignent celles qui permettent sa reproduction dans différents langages informatiques, tels que le code source et le code objet (CJUE, 22.12. 2010, C-393/09, point 35)
Ne constitue pas une « forme d’expression » d’un programme d’ordinateur au sens de la Directive 2009/24 :
· l’interface utilisateur graphique d’un programme d’ordinateur, qui ne permet pas la reproduction de ce programme mais sert simplement d’élément permettant aux utilisateurs d’exploiter ses fonctionnalités (CJUE, 22.12.2010, C-393/09, points 41 et 42).
· la fonctionnalité d’un programme d’ordinateur ni le langage de programmation et le format de fichiers de données utilisés pour exploiter certaines de ses fonctions (CJUE, 02.05.2012, C-406/10, points 39 et 40).
· les éléments au moyen desquels les utilisateurs exploitent la fonctionnalité d’un programme d’ordinateur, sans permettre une telle reproduction ou réalisation ultérieure dudit programme
· les idées, les procédures, les méthodes de fonctionnement ou les concepts mathématiques, en tant que tels (CJUE, 13.11.2018, C-310/17, EU:C:2018:899, point 39), comme les idées et les principes qui sont à la base des différents éléments d’un programme, tels que les idées et principes qui sont à la base de la logique, des algorithmes et des langages de programmation
Il a été jugé que le contenu des variables utilisées par un programme protégé constitue un élément dudit programme, au moyen duquel les utilisateurs exploitent les fonctionnalités d’un tel programme, et ne relève pas de la protection conférée par l’Article 1 §1 à §3 de la Directive 2009/24, car il ne permet pas la reproduction ou la réalisation ultérieure dudit programme :
« L’article 1 er , paragraphes 1 à 3, de la directive 2009/24/CE du Parlement européen et du Conseil, du 23 avril 2009, concernant la protection juridique des programmes d’ordinateur, doit être interprété en ce sens que : ne relève pas de la protection conférée par cette directive le contenu des données variables insérées par un programme d’ordinateur protégé dans la mémoire vive d’un ordinateur et utilisées par ce programme au cours de son exécution, dans la mesure où ce contenu ne permet pas la reproduction ou la réalisation ultérieure d’un tel programme. »
2. Si la notion de « transformation » au sens de l'article 4§1(b) de la Directive 2009/24 inclut les modifications opérées par un logiciel tiers exécuté simultanément, sans altérer directement le code source ou objet du programme protégé.
L'article 4§1(b) de la Directive 2009/24 dispose que :
« la traduction, l'adaptation, l'arrangement et toute autre transformation d'un programme d'ordinateur et la reproduction du programme en résultant, sans préjudice des droits de la personne qui transforme le programme d'ordinateur ».
Cette interrogation a été formulée car s’agissant des droits exclusifs du titulaire, ce sont la reproduction, la traduction, l’adaptation ou la transformation non autorisée « de la forme du code sous lequel une copie de programme d’ordinateur a été fournie », qui constituent une atteinte aux droits exclusifs de l’auteur. A cet égard, il convient de rappeler que le régime juridique de la protection des programmes d'ordinateur ne confère pas un monopole susceptible d’entraver la création indépendante et le progrès technique. Un programme d’ordinateur est conçu pour communiquer et interagir avec d’autres éléments d’un système informatique ainsi qu’avec des utilisateurs. À cet effet, il nécessite un lien logique et, le cas échéant, physique d’interconnexion et d’interaction, permettant le plein fonctionnement de tous les composants logiciels et matériels en coordination avec d’autres logiciels, matériels et utilisateurs.
A cet égard, il a été jugé que :
« Eu égard à la réponse apportée à la première question, il n’y a pas lieu de répondre à la seconde question. »
La Cour a estimé que le contenu des variables insérées par le programme dans la mémoire vive au cours de son exécution ne relève pas du champ de la protection. Il n’était donc pas nécessaire de répondre à la seconde question. En conséquence, Sony ne peut pas demander l’interdiction de ces logiciels de triche.
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